L’hypothèse d’une « reprise sans emplois » a longtemps alimenté les craintes au sein des économies avancées. Pourtant, certains signes indiquent que l’amélioration de l’environnement économique s’accompagne partout d’une relance des créations nettes d’emplois. Mais si ce spectre de la « croissance sans emplois » tend à se dissiper, c’est plutôt l’éventualité d’une « croissance sans gains de productivité » qu’il faudra affronter. Une telle situation constituerait une entrave à l’amélioration de la prospérité et à celle des revenus, du pouvoir d’achat et de la consommation.
Au rebours de certaines idées reçues, le renforcement de l’emploi et celui de la productivité ne sont nullement exclusifs. Ils sont même allés de pair dans les 50 dernières années de croissance soutenue à l’échelle mondiale. Nos recherches ont ainsi démontré que les 3,6 % d’expansion moyenne du PIB sur la période résultaient pour moitié de la démographie et de l’accroissement du taux d’activité des populations, et pour l’autre moitié des gains de productivité.
Or s’agissant du volet humain de l’équation, c’est-à-dire de la participation à l’économie, la tendance semble favorable en France. Depuis peu, le taux d’activité de la population augmente à nouveau, grâce à un meilleur maintien dans l’emploi des seniors et, dans une moindre mesure, à une plus grande insertion des jeunes. Les efforts actuels du gouvernement en faveur de l’assouplissement du marché du travail et de la formation professionnelle devraient contribuer à alimenter cette dynamique.
Les regards doivent donc se porter vers le moteur de la productivité qui, lui, peine à redémarrer comme l’établit nos recherches du McKinsey Global Institute. En France, la productivité du travail n'a augmenté que de 0,9 % par an en moyenne entre 2010 et 2016, contre 2 % entre 1985 et 2005. 70 % des secteurs économiques ont ainsi vu leurs gains de productivité s’affaisser. Les fléchissements les plus marquants étant enregistrés par l’industrie manufacturière et le secteur des TIC, tandis que la hausse de la productivité n’a concerné que quelques secteurs dont la distribution, la finance et l’hôtellerie-restauration. Ce déclin s'inscrit dans une tendance générale des économies avancées.
A quoi tient ce ralentissement ? Dans une large mesure – et particulièrement en France – à un net tassement de la croissance de la valeur ajoutée. Dans notre pays, elle est tombée à 1 % par an entre 2010 et 2016, contre 2,3 % par an entre 1985 et 2005. Parallèlement, l’Allemagne a réussi à hausser son taux, passé de 1,5 à 1,6 % d’une période à l’autre. De plus, le nombre d'heures travaillées n'a guère réaugmenté en France après la crise de 2008 contrairement à la Suède, au Royaume-Uni ou encore à l’Allemagne. Quant à l’intensité capitalistique, elle a nettement régressé par rapport à la période 2000-2004, avec des investissements atones, en particulier dans le secteur industriel.
Nous évaluons à 2 % par an au cours des dix prochaines années les gains de productivité que la France pourrait raisonnablement viser
Mais au-delà des causes du déclin de la productivité, la question essentielle est de savoir comment l’inverser. La technologie constitue un levier d’action privilégié à condition toutefois que nos économies parviennent à échapper à un second « paradoxe de Solow », attaché cette fois au numérique.
Nous évaluons à 2 % par an au cours des dix prochaines années les gains de productivité que la France pourrait raisonnablement viser – dont 60 % sont liés aux seules technologies numériques... Plusieurs pistes d’action peuvent être envisagées. En premier lieu, favoriser l’enrichissement par le numérique de l’offre proposée aux consommateurs, mais aussi l’adoption par ces derniers de nouveaux canaux digitaux plus productifs. Par exemple, dans le commerce de détail, les ventes en ligne sont deux fois plus productives que celles en magasin, mais représentent encore moins de 10 % du volume total des ventes. Il conviendra aussi de lever un certain nombre d’obstacles aux améliorations opérationnelles que la généralisation du digital rend possibles : par exemple, pour de nombreuses entreprises, le coût initial de la transition numérique n’est pas négligeable (investissements dans des structures en doublon, cannibalisation des activités existantes, mobilisation de l’énergie des dirigeants). Enfin, il importe de limiter les barrières à l’entrée pour les nouveaux acteurs afin de stimuler une dynamique concurrentielle vertueuse.
Le défi de la relance de la productivité est donc bien réel. Le surmonter implique d’agir sur deux fronts. La reprise ne sera durable que si nous traitons les causes profondes du ralentissement de la productivité :
- D’abord, promouvoir une demande pérenne est indispensable, notamment en favorisant un net regain de l'investissement par les leviers fiscaux et réglementaires, en favorisant le pouvoir d’achat des ménages à faibles revenus en vue de dynamiser la consommation, ou encore en encourageant l’entreprenariat. A cet égard, la diminution de la part du travail dans les revenus et la baisse de la propension à l'investissement font peser autant d’hypothèques sur la demande.
- Deuxièmement, tirer parti du numérique pour relancer la productivité doit devenir un mot d’ordre collectif pour le gouvernement, les entreprises et les particuliers. L’impératif consiste alors à créer les conditions d’une meilleure irrigation de l’économie française par le digital : adaptation des cadres réglementaires pour garantir le développement des business models de demain, transformation numérique accrue des PME, modernisation des infrastructures, exemplarité de l’Etat sur les usages digitaux ou encore éducation et formation professionnelle aux compétences numériques.
Mais il faudra également faire évoluer les mentalités à grande échelle. Alors qu’en France, les débats sur l'automatisation et l'avenir du travail tournent largement autour des destructions de postes, il est temps de démystifier les effets de la technologie sur l’emploi et de de concentrer la réflexion sur la capture des gains de productivité. Ainsi, la vague internet a créé 700 000 nouveaux emplois nets en France entre 1995 et 2010, soit le quart de la création nette d'emplois au cours de cette période. Au nom de la prospérité future de notre pays, inspirons-nous de ce précédent !
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